La répartition du travail au sein des colonies de fourmis évolue avec l’âge des individus. Durant leurs premiers mois de vie, les jeunes ouvrières sont confinées au soin du couvain. Ce n’est qu’une fois adultes qu’elles pourront sortir du nid et seront exposées aux dangers du monde extérieur. L’équipe du Prof. Laurent Keller, au Département d’écologie et évolution de l’UNIL, en partenariat avec des chercheurs japonais, démontre qu’une hormone spécifique – l’inotocine – joue un rôle protecteur essentiel dans cette évolution. Leurs résultats sont à découvrir dans l’édition du 6 mars 2019 de la revue «PNAS».
Dans le règne animal, certaines hormones secrétées par le cerveau jouent un rôle régulateur important au niveau de la physiologie et du comportement social. Chez les vertébrés, les fonctions de l’ocytocine et de la vasopressine ont été bien étudiées. L’ocytocine est par exemple connue pour son implication dans la stimulation des contractions utérines et de l’émission de lait. Elle intervient aussi dans la régulation du métabolisme énergétique et le renforcement du lien parental. La vasopressine est pour sa part essentielle pour le maintien de l’équilibre hydrique et le contrôle de la pression sanguine. Elle peut également influencer certains comportements sociaux comme la défense du territoire et agir sur le taux d’agressivité.
L’inotocine constitue l’équivalent de l’ocytocine/vasopressine chez les invertébrés. On la retrouve chez de nombreux arthropodes, notamment chez les insectes. Les fonctions moléculaires et cellulaires de cette neurohormone demeurent toutefois largement méconnues. Dans la nouvelle étude qu’il a dirigée et qui fait l’objet d’une publication dans la revue PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), le myrmécologue Laurent Keller, professeur ordinaire au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, dévoile une mission capitale de l’inotocine dans la survie des fourmis.
Passer des soins au ravitaillement
En partenariat avec des chercheurs japonais de l’Université de Tokyo et du National Institute of Advanced Industrial Science and Technology à Tsukuba, l’équipe lausannoise s’est intéressée à la répartition du travail chez Camponotus fellah, une fourmi de grande taille facile à élever en laboratoire. «Ces insectes ont une organisation sociale très complexe. La colonie comprend une reine et plusieurs milliers d’ouvrières stériles dont les tâches sont bien définies. Durant les quatre premiers mois de leur vie, les jeunes ouvrières restent à l’intérieur du nid afin de prendre soin du couvain qui comprend les œufs, les larves et les nymphes. Vers l’âge de quatre à six mois, elles commencent à sortir de ce milieu protégé pour assurer le ravitaillement ; elles passent ainsi d’un statut de nourrice à celui de fourragère», détaille Laurent Keller.
Cette transition implique pour l’individu de devoir faire face à de nouveaux défis environnementaux, tels que des fluctuations de température et de bas niveaux d’humidité avec, à la clef, un risque de dessiccation. Afin de s’en prémunir, les ouvrières produisent à la surface de leur corps une couche protectrice d’hydrocarbures cuticulaires qui va non seulement leur permettre de lutter contre les agressions extérieures, mais également jouer un rôle important dans les mécanismes de reconnaissance entre colonies.
Une couche protectrice essentielle à la survie
La synthèse de cette membrane de protection est initiée par un changement du taux d’inotocine. «Grâce à l’utilisation d’outils génétiques et pharmacologiques, nous avons pu démontrer dans nos travaux que le taux d’expression de l’inotocine est corrélé avec l’âge de l’ouvrière. En d’autres termes, lorsque la fourmi vieillit et commence à sortir du nid, son niveau de neurohormone va augmenter, stimulant à son tour la synthèse d’une couche protectrice sur la surface de son corps. De quoi permettre à la fourragère de survivre dans un milieu extérieur plus sec et hostile et d’être reconnue comme membre de la société quand elle retourne au nid», résume Laurent Keller.
Akiko Koto, première auteure de l’étude publiée dans PNAS, est une ancienne post-doctorante de l’équipe du Prof. Keller. Elle a débuté le projet à Lausanne et l’a poursuivi au Japon où elle occupe désormais une position permanente.