«Il est important de comprendre, mais après il faut agir»
Passionné par le milieu aquatique, Jean-François Rubin lui a consacré sa thèse – son sujet, plus précisément, était l’omble chevalier -, ses recherches et plusieurs ouvrages; il a travaillé avec les pêcheurs de l’île de Gotland, dans les eaux suédoises de la Baltique, plongé près de 25 ans dans le Léman avec Jacques Piccard, dirigé le Musée du Léman à Nyon et, il y a trois ans, il a été l’un des fondateurs de la Maison de la rivière, au bord du Boiron à Tolochenaz. Institution dont il est aujourd’hui le directeur, tout en étant professeur à la HES-SO et privat-docent au Département d’écologie et évolution de la FBM.
Jean-François Rubin, quels sont les rencontres, les événements qui ont marqué vos débuts de carrière?
Je dirais d’abord que j’ai eu la chance, comme sujet de Master et de doctorat, de pouvoir travailler sur un «sujet du XIXe siècle». L’omble chevalier, un animal dont on ne connaissait quasiment rien – et pour cause, il se reproduit à plus de 150 mètres de profondeur! Je parle de «sujet du XIXe», parce qu’il s’agissait d’appréhender ce poisson dans sa globalité, dans une optique «naturaliste». Un peu à l’opposé de ce qui se fait aujourd’hui, où on privilégie souvent des recherches très pointues, sur un petit bout d’ADN, d’un chromosome. Mais pour traiter ce sujet du XIXe, j’ai pu profiter de moyens du XXe siècle. Notamment, j’ai pu plonger dans le bathyscaphe de Jacques Piccard pour observer la reproduction des ombles. Une rencontre cruciale dans ma vie, puisque nous sommes devenus amis. Autres rencontres importantes, celles des pêcheurs de Gotland, où je suis allé effectuer un post-doc: c’est là, et pas à l’Université, que j’ai appris à faire la renaturation d’un cours d’eau, en observant les méthodes traditionnelles d’un groupe de pêcheurs de 80 ans de moyenne, avec du sang viking! Stockholm était très loin et leur âme définitivement au bord de leur cours d’eau. Là, j’ai appris qu’il fallait avant tout travailler dans la nature avec son cœur. J’y suis retourné très régulièrement.
En quoi consiste cette renaturation?
En quoi ne consiste-elle pas plutôt: avant qu’on ne commence à parler de renaturation à la fin des années 80, on faisait du «repeuplement». Ce qui consiste, quand on constate une baisse de la population de poissons, à en élever en pisciculture et à les remettre à l’eau. Cela donnait à court terme parfois de bons résultats, en tout cas du point de vue des pêcheurs qui avaient du poisson à pêcher; mais c’est un non-sens absolu du point de vue écologique! Si une rivière est polluée, remettre des milliers de poissons à l’eau ne va rien changer. C’est une course en avant. D’où le postulat de départ de la renaturation: on ne travaille pas sur les animaux, mais sur les milieux, les habitats, et les animaux reviendront tout seuls. Avec l’accord de l’inspecteur de la pêche vaudois, nous avons lancé un projet pilote sur le Boiron. C’est à ce moment que l’Association Truite-Léman a été fondée.
Et de fil en aiguille, cela a conduit à la Maison de la rivière…
Nous avons fondé la Maison de la rivière il y a trois ans. Point de départ, un bâtiment mis à disposition par le Canton et l’armée au bord du Boiron. Derrière ce projet, on trouve une fondation tripartite: l’UNIL, la Haute-école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (HEPIA) et l’Association Truite-Léman. C’est un partenariat assez inédit, une Université, une HES et une ONG, des sciences fondamentales et des sciences appliquées, deux cantons Vaud et Genève, et il a fallu quelques talents de négociateur pour le mener à bien. Heureusement dès le début, nous avons pu compter sur un soutien indéfectible des hautes écoles, de la Confédération, des cantons et des communes.
Quels sont les objectifs de la Maison de la rivière?
J’en dénombre trois principaux. Tout d’abord, l’éducation à l’environnement, de «7 ans à 77 ans» pour copier le Journal de Tintin: nous organisons par exemple des anniversaires, des visites de classes, des sorties d’aînés, etc. Nous y accueillons également des étudiants – j’y donne une bonne partie de mes cours – et assurons la formation continue des gardes-pêche. Ensuite, la recherche: je vois vraiment la Maison de la rivière comme un laboratoire décentralisé des Hautes écoles en pleine nature; les étudiants viennent faire leur travail sur place et depuis trois ans d’existence, déjà 81 titres académiques, bachelors, masters et doctorats, ont été délivrés pour des travaux effectués ici. Nous travaillons avec neuf Hautes écoles de Suisse. On peut affirmer que le Boiron est la rivière la mieux connue de notre pays. Nous avons par exemple recensé plus de 40'000 poissons en 25 ans. Troisième objectif, la valorisation du patrimoine naturel et culturel. J’insiste sur cette pluridisciplinarité, parce que certains visiteurs s’étonnent de voir, par exemple, une borne romaine dans notre exposition, des objets, des thématiques qui ressortent de l’archéologie, de l’histoire. Mais c’est justement notre projet: amener à une meilleure compréhension globale du territoire, intégrant sciences naturelles et sciences humaines.
Avez-vous encore du temps pour vos propres recherches?
C’est le revers de la médaille: la Maison de la rivière compte aujourd’hui 19 employés. De biologiste, j’ai dû me transformer en chef d’entreprise. C’est certes gratifiant, mais cela ne me laisse pas de temps pour mes recherches. Je les fais donc par procuration, en orientant et encadrant notamment des étudiants.
Vous valorisez beaucoup la recherche dite appliquée, pas toujours mise en avant dans le milieu universitaire…
Tout à fait. Pour certains, heureusement peu nombreux, c’est presque un gros mot. Pas pour moi: j’ai une approche assez active et participative de la biologie, je pense qu’il est important de comprendre, mais aussi d’agir. Agir pour protéger notre environnement. Et donc chercher des solutions. Et pour cela il faut convaincre et faire comprendre. A cet égard, la Maison de la rivière a la particularité de faire se côtoyer deux publics, celui des Universités et celui des HES; d’un côté des biologistes de haut vol, de l’autre des ingénieurs praticiens de la biologie appliquée. C’est une mixité très complémentaire, enrichissante. Et je crois que les étudiants apprécient aussi cette orientation: quand ils effectuent un Master suite à une demande de l’Inspection de la pêche, s’ils savent que leurs conclusions pourront probablement être utilisées, mises en œuvre, c’est très valorisant. Comme j’ai l’habitude de le dire: on n’arrivera peut-être pas à sauver le monde, mais si on arrive à en sauver un petit bout, son monde, cela sera déjà pas mal.