La nature, la déesse, l’animal rejettent l’intrus chasseur et voyeur… Quand le mythe d’Actéon est dansé par la Cie Philippe Saire et commenté par le professeur David Bouvier.
La Cie Philippe Saire propose une chorégraphie qui questionne l’ambiguïté du chasseur fuyant un environnement qu’il ne maîtrise pas, sa propre vie minuscule, insatisfaisante, et cherchant dans les profondeurs de la forêt de quoi transcender son quotidien dans le sang des autres. Les animaux. « Je veux dépasser la figure du chasseur pour approcher l’homme, fragile et instable, qui joue à l’incarner », explique le chorégraphe.
En matière d’instabilité, le mythe d’Actéon a beaucoup à dire et David Bouvier, professeur de grec ancien à la Faculté des lettres, aime en explorer les interprétations artistiques, picturales notamment, de l’Antiquité à nos jours. Comment explique-t-il le succès persistant de ce mythe ?
« C’est une belle histoire, exploitée jusqu’à aujourd’hui car elle permet de penser notamment la relation entre l’homme et l’animal ; je me réjouis d’ailleurs de découvrir sa mise en espace et en mouvement par la danse », esquisse David Bouvier. « Quand un héros de l’Antiquité est passionné par quelque chose, il a intérêt à se méfier car il y a toujours une divinité correspondante qui gouverne cette passion et en mesure les excès », poursuit-il. Dans le cas du jeune chasseur Actéon, la déesse en miroir s’appelle Artémis. Dans une version du mythe, celle-ci va lui greffer une ramure de cerf sur la tête après que le téméraire a osé la défier par la parole…
L’animalité de l’homme
Une autre version introduit l’idée du voyeur qui surprend, voire épie, des femmes se baignant en compagnie d’Artémis. Or contempler la nudité d’une divinité entraîne une punition immédiate, ici la métamorphose d’Actéon en animal. Figure de l’instabilité… pour ses chiens aussi, qui semblent encore reconnaître l’odeur de leur maître humain avant que leur instinct, hélas, ne prédomine au point qu’ils le dévorent en le prenant pour un cerf. L’homme, pour le coup renvoyé à son animalité, a le temps de ressentir la peur d’être traqué et tué… La tragédie d’Actéon est finement évoquée par les poètes qui insistent sur la confusion des chiens et par les peintres, comme dans ce tableau où le Titien montre la ramure, les pattes et même le visage gagnés par l’animalité.
Une troisième version évoque une autre tentation d’Actéon, celle de séduire sa propre tante, Sémélé. Zeus fâché transforme le jeune homme en cerf. Il se trouve que Sémélé elle-même, séduite par Zeus, osera le regarder dans sa nudité et toute sa splendeur après une nuit d’amour : cette grave erreur lui vaut d’être foudroyée sur le champ tandis que le dieu sauve le fœtus en le glissant dans sa propre jambe afin que l’enfant puisse un jour naître de la cuisse de Jupiter. Ainsi, se croire sorti de cette cuisse signifie qu’on se prend pour un dieu…
La récupération chrétienne
Pour boucler ce petit résumé il faut évoquer encore une métamorphose. « A ma grande surprise, j’ai pu constater que ce mythe réinterprété par les chrétiens fait de la tragédie d’Actéon dévoré par ses chiens un équivalent du martyre du Christ. On en trouve la trace dans L’Ovide moralisé, adaptation anonyme des Métamorphoses d’Ovide. En effet, au Moyen Âge, le cerf apparaît souvent comme un représentant du Christ et de sa parole ; ainsi dans la légende de Saint Eustache illustrée par une gravure de Dürer, où l’on voit le chasseur agenouillé devant un cerf qui l’arrête et l’enjoint de se convertir. Comme issu de la ramure de l’animal, on aperçoit un Christ en croix », relate David Bouvier.
Si la proie change (parfois) de visage, il est bien temps de s’interroger sur la prédation dans l’histoire de l’humanité. Pourquoi pas en dansant !
Chorégraphie pour quatre danseurs – Cie Philippe Saire – du 14 au 25 novembre 2018 Conférence discussion avec David Bouvier et l’ethnologue Sergio Dalla Bernardina – dimanche 25 novembre de 15h à 18h. Théâtre Sévelin 36.