Une étude menée par des biologistes de l’UNIL révèle qu’au cours de leur évolution, les grenouilles de la famille des ranidés ont changé de chromosomes sexuels à au moins treize reprises. Il s’agit du plus fort tournus documenté chez les vertébrés. Les résultats de leurs travaux ont été publiés le 5 octobre 2018 dans l’édition en ligne de la revue "Nature Communications".
Contrairement à l’Homme et aux autres mammifères, les ranidés utilisent au minimum cinq paires de chromosomes sexuels différents. Chez la grenouille rousse, l’amphibien le plus commun de Suisse, le gène principal qui détermine le sexe d’un individu – mâle ou femelle – se trouve par exemple sur la paire de chromosomes 1. Chez sa cousine verte, il se situe sur la paire 3. Ceci indique qu’au cours de leur évolution, certaines espèces ont divergé de leur ancêtre commun pour changer de chromosome sexuel.
En réalisant un arbre phylogénétique, un schéma qui montre les liens de parenté entre 28 espèces de ranidés, Daniel Lee Jeffries et Guillaume Lavanchy, respectivement postdoctorant et doctorant au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL, ont pu quantifier et dater ces transitions.
Au cours des derniers 55 millions d’années, le chromosome qui sert à déterminer le sexe a changé à au moins treize reprises. « Ce chiffre est largement sous-estimé puisque nous ne pouvons pas quantifier les transitions intermédiaires », précise Guillaume Lavanchy, copremier auteur de l’étude parue dans la revue scientifique Nature Communications le 5 octobre 2018. Reste qu’à ce jour, il s’agit du plus fort tournus documenté chez les vertébrés. A titre de comparaison, le chromosome Y (mâle) des quelque 6000 espèces de mammifères connus n’a pas bougé en 170 millions d’années.
Nouveau chef d’orchestre
Dirigée par le professeur Nicolas Perrin, l’étude a pu être réalisée grâce à la collaboration de groupes de recherche ayant envoyé des échantillons d’ADN de grenouilles du monde entier, notamment du Japon, d’Espagne, des États-Unis et d’Arménie. Les biologistes de l’UNIL formulent deux explications possibles à ces changements de chromosomes sexuels.
« Il se pourrait que le gène principal qui détermine le sexe, responsable ensuite d’activer une cascade d’autres gènes, passe d’un chromosome à un autre, explique Guillaume Lavanchy. Mais il est plus probable que ce soit l’un de ces gènes secondaires qui, suite à une mutation, acquière la fonction de ‘chef de file’ ». Une hypothèse soutenue par le fait que le choix du nouveau chromosome sexuel n’est pas aléatoire : seules cinq des treize paires de chromosomes que possèdent les grenouilles sont recrutées pour endosser cette fonction.
Lutter contre la dégénérescence du Y
En plus de documenter ces nombreux et rapides changements de chromosomes sexuels, l’étude permet aussi d’en comprendre les causes.
Au moment de la méiose (création des ovules ou des spermatozoïdes), une partie du chromosome hérité de la mère se mélange avec celui du père. Or chez les ranidés mâles, ces recombinaisons ont lieu uniquement aux extrémités des chromosomes. La partie centrale du Y n’échange plus aucun gène, ce qui favorise l’accumulation de mutations délétères. « En changeant de chromosome sexuel, nous pensons que les grenouilles ont trouvé le moyen de pallier la dégénérescence du Y. Elles créent ainsi de nouveaux mâles possédant un Y de meilleure qualité qui, peu à peu, prennent le pas sur ceux dont le Y a dégénéré », affirme Guillaume Lavanchy.
Le chromosome mâle des humains subit le même sort, mais les chances qu’il se renouvelle sont quasiment nulles. « Les mammifères ont élaboré d’autres mécanismes pour compenser la perte de gènes sur le Y », explique Nicolas Perrin.
À grande vitesse
Les scientifiques soulignent également la rapidité à laquelle ces transitions de chromosomes sexuels s’opèrent chez les ranidés. Sur treize changements observés, au minimum trois ont eu lieu au cours des derniers deux millions d’années, soit un battement de cil à l’échelle de l’évolution.
À l’image des grenouilles japonaises vivant à l’est et à l’ouest de l’île, trois espèces utilisent simultanément deux chromosomes sexuels distincts. « Cette différence indique que le changement a eu lieu très récemment et que la transition est en cours. À terme, un des deux types de mâles devrait disparaître », affirme Nicolas Perrin.
Plus largement, cette étude en génétique des populations vient bousculer nombre d’acquis sur la connaissance des mécanismes d’évolution des chromosomes sexuels. « Souvent perçue comme statique, elle peut s’avérer extrêmement rapide et dynamique », conclut le professeur.