Au XVIIIe siècle, le physicien genevois Le Sage a produit et classé 35 000 fiches sur tous les sujets. Chercheur à l’UNIL, Jean-François Bert s’est plongé dans ses archives, un fascinant exemple de construction de la connaissance.
Au fil des pages de Comment pense un savant?, ouvrage au graphisme soigné, Jean-François Bert nous convie «dans la petite fabrique du savoir». Maître d'enseignement et de recherche à l’Institut d'histoire et anthropologie des religions (FTSR), l’auteur nous fait découvrir la vie du physicien genevois Georges-Louis Le Sage (1724-1803). Pendant cinq décennies au moins, ce dernier a constitué un fichier composé de près de 35 000 cartes à jouer sur lesquelles il a consigné à la plume ses idées, ses théories ou ses doutes.
Ordonnées dans des sachets thématiques, ces fiches sont conservées à la Bibliothèque de Genève depuis 1818. Jean-François Bert les a lues deux fois en entier. Le sociologue s’est ainsi «plongé dans la pensée singulière de Le Sage, qui fonctionne par accumulation progressive.» Consumé de questions au sujet d'à peu près tout, l’érudit genevois était également le roi du lambeau, puisqu’il était «toujours à la recherche du fragment qui pourrait lui être un jour utile, que ce soit un extrait de livre ou une équation», note le chercheur. Las ! Le savant ne publia finalement presque rien.
Cheminement de la pensée
Cette manière de travailler a modifié, de manière diffuse, la manière dont Le Sage observait le monde. Tout objet, tout phénomène nouveau devait en effet trouver sa place dans le fichier, l’œuvre de sa vie. De maître, le physicien devint le valet de son univers de cartes, tant sa constitution lui demanda de temps et d’abnégation. Toutefois, cet interminable jeu de patience nous offre aujourd’hui un fascinant récit de la construction du savoir et du cheminement de la pensée d’un chercheur égaré dans son époque.
Au fil des cartes, Le Sage traite en effet de sa santé, du temps perdu à réaliser sa documentation, de sa hantise du plagiat, des qualités qu’il estime utiles au savant (comme l’abnégation et le sacrifice de soi) ou de la nécessité de pouvoir reproduire une expérience menée par un autre chercheur. Des sujets qui parlent aux scientifiques d’aujourd’hui.
Curieux mais sans mémoire
Curieux à l’extrême, esprit excentrique autoproclamé et victime d’une mémoire chancelante, le physicien genevois a souhaité toute sa vie faire partie du petit mais brillant univers scientifique genevois du XVIIIe siècle, où gravitaient des étoiles comme Charles Bonnet et Horace-Bénédict de Saussure. Cette reconnaissance ne vint jamais, malgré ses efforts.
Le Sage nous a laissé un monde fragmentaire de notes, d’idées et de pensées difficiles à appréhender tant il s’étend loin. Mais grâce à son style élégant, Jean-François Bert réussit le double exploit de le rendre lisible aux lecteurs du XXIe siècle, tout en nous dépeignant un érudit atypique avec affection.