Marcel Gauchet parle sans pessimisme mais avec un recul historique qui le conduit à vouloir sortir les Européens d’un sommeil « suicidaire ». Rencontre à l’UNIL.
Il a reçu le 13 mars 2018 le Prix Européen de l’Essai Charles Veillon à l’occasion de la sortie de son livre «Le nouveau monde» (Gallimard), quatrième et dernier volet de sa série magistrale sur l’avènement de la démocratie. Invité par la Faculté des sciences sociales et politiques le 14 mars, il a dialogué avec le public et nous a donné une interview.
Marcel Gauchet, dans nos démocraties privilégiées c’était la fin de l’histoire, nous ne pensions plus qu’à cultiver nos jardins et nos profils Facebook. Vous voulez nous faire de la peine ?
Non, j’ai voulu redonner aux Européens, à l’échelle modeste d’un livre, l’envie de poursuivre leur histoire. Mon projet est de faire ressortir ce qui s’est passé d’extraordinaire sur ce continent pour que nous puissions répondre d’une manière collectivement réfléchie aux défis devant nous, dans la fidélité à ce que nous sommes. Aujourd’hui on ne peut plus arriver comme un révolutionnaire qui détient la solution. Il y a une grande naïveté à croire que tout est déjà possible sans qu’on ne prenne le temps de réfléchir aux problèmes que nos tâtonnements peuvent engendrer. Prenez le féminisme, il a raison mais il a intérêt à comprendre de quel passé viennent les résistances. L’histoire du féminisme n’est pas terminée et les obstacles peuvent se trouver dans toutes les têtes, il y a donc lieu de se demander pourquoi et comment c’est ainsi en vue de surmonter ce passé. La migration est un autre exemple, on oscille entre la fermeture obscène et le plus grand laxisme qui peut provoquer en retour des résultats épouvantables, à la fois inefficaces et violents. Avec l’islamisme, on devrait analyser le problème global des fondamentalismes dans toutes les traditions religieuses, se rappeler que les sciences bibliques ont fait beaucoup pour neutraliser certaines tendances du christianisme, et c’est à l’université aussi qu’il revient de prendre en charge aujourd’hui la question de l’islam. Loin du sensationnalisme de l’épouvantail brandi par les islamistes et ceux qui veulent les combattre, mais également de la simple dénégation du problème. En économie, bien sûr, on laisse faire, on croit encore à un bienheureux automatisme dans une liberté sans limites. C’est suicidaire mais nous nous pensons détachés de ce qui fait la vie collective et de notre appartenance cosmique.
L’Europe postcoloniale a épousé la forme de l’Etat-nation, n’est-ce pas une vieillerie ?
L’histoire n’est que la réactualisation de vieilleries. Cette question de l’Etat-nation est passionnante, c’est celle du 21e siècle, on peut le dire d’ores et déjà. La performance globale et difficile des Européens a été de dissocier la nation du nationalisme. Il faut faire comprendre que le principe de l’Etat-nation, c’est la pluralité de pays qui font en gros tous la même chose en copiant chez les voisins ce qu’il y a de meilleur pour l’adapter à leur propre recette. Une nation par définition ne va pas toute seule, elle avance avec d’autres dans la compétition, la coopération et l’intégration en vue d’un projet stratégique. Emmanuel Macron a été élu alors que certains se fourvoient dans la déviation du nationalisme qui est la croyance qu’une nation peut faire son jeu par elle-même. Il est bien seul et doit essayer de faire entendre aux Européens ce que le monde entier est sur le point de comprendre, mais il faudrait déjà que les Européens qui sont à l’avant-garde de ce processus le comprennent eux-mêmes ! Arrêtons de perdre notre temps avec de fausses solutions trop faciles. Ni post-nationalisme ni nationalisme, mais bien Etat-nation et urgente coopération sur des sujets comme l’écologie.
Cela dit votre livre fait du bien car il n’est pas pessimiste. On se dit que nos sociétés démocratiques et pluralistes ont quand même une profonde stabilité.
Je cherche la méthode douce de réveiller les somnambules que nous sommes devenus dans notre situation démocratique privilégiée. Je ne cultive pas le pessimisme, au contraire, sur la foi de l’expérience historique qui montre bien que les pires choses, et il y en a eu d’atroces en Europe, peuvent être surmontées. Ce que je redoute c’est ce climat d’oubli où nous n’avons plus de surmoi historique qui nous engage à rester fidèles à une ligne humaniste, démocratique et où n’importe quoi peut alors surgir en fonction des urgences qui se présentent à nous. Nous avons d’un côté le camp de la rationalité pratique qui avance avec la science, la technique, l’économie, le droit, le camp du bien, et de l’autre ceux qui critiquent au nom des conséquences de cette raison pratique mais on n’en sort pas. Il faut se demander plutôt ce qui rend possible cette démarche suicidaire à partir même de ce que nous avons de meilleur, nos possibilités rationnelles. La critique c’est bien, l’autocritique c’est mieux. L’histoire européenne est une histoire critique, c’est-à-dire l’histoire d’un effort pour se dégager du passé.
Le problème vient donc d’une radicalisation de l’individualisme ?
Nous avons gagné nos libertés individuelles sur l’ancien modèle hétéronome. Les religions sont inégalitaires par essence puisqu’il y a un ordre supérieur de l’au-delà. Assez mystérieusement, cette inégalité métaphysique s’est projetée à l’intérieur de l’espace humain. Cela aurait pu être déconnecté, mais non, l’inégalité métaphysique est le vrai ressort des inégalités notamment entre hommes et femmes. Notre histoire est celle d’un arrachement à cette emprise métaphysique sur la condition des individus. Mais nous voilà arrivés à un moment où l’imaginaire politique européen ne parvient plus à se poser cette simple question : quelle société voulons-nous ?
La question de la société est oubliée ?
On ne sait plus la poser qu’en terme de statut des personnes, en oubliant ce qu’il en résulte pour la société qui se constitue entre ces individus. Ce que l’on nomme pour faire simple la burqa est emblématique de cette impuissance collective ; c’est l’exemple même, parce que la philosophie qui sous-tend le refus de toute interdiction est radicalement individualiste, c’est la liberté des personnes, des convictions, donc pourquoi pas celle de s’habiller en étant méconnaissable et en ignorant la simple relation à autrui ? C’est encore une fois le problème des limites que nous ne savons plus poser à l’endroit des individus, comme de l’économie, de la technique et on retrouve ce qu’on a dit sur l’esprit suicidaire. Or ce qu’il faut penser c’est que les libertés individuelles n’ont de sens que dans un cadre collectif à définir en commun et qui suppose des limitations ; pour moi c’est ça l’identité fondamentale de la gauche européenne. Les libertés individuelles ne peuvent pas être la liberté générale de tout et du contraire, même les anarchistes du 19e siècle savaient ça.
La liberté universelle c’est bien, mais pas de façon déconnectée ?
C’est le grand problème philosophique devant nous à l’heure de l’individualisme radical. Je tente de définir cela en parlant de « la vie dans l’universel » ; nous vivons maintenant avec des principes généraux qui sont essentiels et nous le savons pour avoir chèrement payé ces libertés acquises de haute lutte, mais cela ne me paraît pas possible de vivre durablement en ne tenant aucun compte de ce qu’est le nécessaire ancrage de ces valeurs de liberté dans… le cadre collectif qui les permet ! La liberté n’est pas naturelle, c’est le produit le plus artificiel qui soit, elle suppose une société autour et maintenant on a affaire à des gens qui, au fond, laissent advenir une sorte d’état de nature où la dimension de la société est évincée. Conquérir son autonomie par-delà les vieilles hiérarchies politico-religieuses c’est fait et c’est fondamental, mais oublier d’où l’on vient est le meilleur moyen d’arriver nulle part. C’est de la paresse ou de la naïveté. Or le travail n’est pas terminé et je reprends à mon compte cette belle formule de Marx : « Il s’agit de sortir de la préhistoire pour entrer dans l’histoire ».
Sinon on va stagner dans le règne du plus fort ?
Si l’on n’y prend pas garde oui, c’est vrai en économie mais c’est général dans notre société qui se croyait arrivée au bout de ses peines. D’où le malaise qui saisit les Européens impuissants à dire qui ils sont dans la mondialisation, à se positionner comme des pionniers, et ce malaise non élucidé et non surmonté d’une manière collective peut susciter des réactions incontrôlées. Le politique basé sur les inégalités métaphysiques était tout et il n’est bientôt plus rien. Or dans ces deux extrêmes il y a le risque que certains en prennent à leur aise au point de nuire aux autres et de fragiliser le bien commun. L’Europe a replacé le politique ici-bas pour l’inscrire dans ce qui devient de plus en plus un système mondial de compétition et de coopération, mais le sens de ce processus nous a échappé. Il faut le retrouver.