Peu connu de son vivant, mais bien présent de nos jours dans la culture populaire, l'écrivain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) fait l'objet d'un séminaire piloté par Marc Atallah (Faculté des lettres et Maison d'Ailleurs), au semestre de printemps.
La couleur tombée du ciel, L’appel de Cthulhu ou encore Les montagnes de la folie. A eux seuls, les titres de ces nouvelles d’Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) évoquent des ambiances étranges et inquiétantes. Entre fantastique, horreur et science-fiction, les textes de cet Américain mettent régulièrement en scène des scientifiques qui découvrent la sinistre réalité cachée derrière les apparences : l’Homme n’occupe qu’une place infime dans cet univers où évoluent des êtres bien plus puissants, anciens et cruels que lui.
Sous le titre «H.P. Lovecraft : fictions, transfictions et transmédialités», Marc Atallah (maître d’enseignement et de recherche) et Colin Pahlisch (assistant diplômé) proposent un séminaire à leurs étudiants de master en section de français (Faculté des lettres). «L’un des points de départ provient des nouvelles traductions réalisées par François Bon. Cet écrivain français va d’ailleurs intervenir lors des cours», indique le directeur de la Maison d’Ailleurs.
Des indices et des rêves
Organisé au semestre de printemps, le séminaire propose d’examiner en détail la mécanique des fictions de Lovecraft. Ce dernier «a construit un univers littéraire fragmentaire, dans lequel l’information est retenue, explique Marc Atallah. Les personnages accèdent au savoir par le biais de médiations.» Par exemple, grâce à des récits oraux troublants, des citations tirées d’ouvrages anciens, des vestiges archéologiques, une statuette impossible à identifier ou de brefs articles de presse. La mise en corrélation de ces sources éparses installe petit à petit un sentiment d’horreur. A la fin, quand l’une ou l’autre des puissantes créatures imaginées par Lovecraft apparaît, tout est en place pour le grand frisson. A ce stade, le plus souvent, les héros des nouvelles meurent ou deviennent fous.
En complément de cette approche, l’écrivain recourt à des descriptions oniriques pour annoncer que quelque chose d’épouvantable se trame. «Il est intéressant de se poser la question de la préfiguration du surréalisme chez Lovecraft. Par exemple, Cthulhu, l’un des extraterrestres colossaux qu’il a imaginé, dort au fond du Pacifique. Il parvient toutefois à se manifester dans les rêves de personnes sensibles, comme des artistes.» Un mélange de rationalité et de poésie tout à fait original.
Archaïsmes
Enfin, le style employé ajoute encore à l’inquiétude qui hante les textes. L’auteur emploie un déluge d’adjectifs archaïques qui fonctionnent comme autant de signes de reconnaissance parmi ses lecteurs, comme «indicible», «méphitique», «fongoïde», «cyclopéen» ou le beau «non-euclidien». Ce terme renvoie à la modernité de la science que Lovecraft glisse dans sa fiction. Il mentionne plusieurs fois Einstein et ses théories, dans ses nouvelles comme dans sa correspondance. Les distorsions de l’espace-temps, tout comme l’idée qu’existent de nombreuses dimensions échappant à nos sens, constituent de puissants stimulants pour l’imagination. Quelles horreurs peuvent bien se tapir dans ces interstices ?
De l’ombre à la lumière
Howard Phillips Lovecraft – souvent surnommé HPL – a passé la majeure partie de sa vie à Providence (Rhode Island, Est), l’une des plus anciennes villes des Etats-Unis. Il n’a que peu voyagé, faute d’argent. De son vivant, ce passionné d’astronomie, de poésie, de littérature et de glace à la vanille n’a été publié que dans des magazines populaires bon marché, les pulps. Il meurt dans la pauvreté en 1937. Après plusieurs décennies passées dans l’obscurité et un certain mépris, son œuvre revient dans la lumière en 1969, grâce à la parution d’un volume des Cahier de L’Herne à lui consacré.
Du metal à Stranger Things
C’est à ce moment que s’appliquent les substantifs «transfictions» et «transmédialités», qui figurent dans le titre du séminaire de l’UNIL. Ils renvoient «à la capacité de la fiction de Lovecraft à être à la fois prolongée par d’autres auteurs, et à être déclinée, récupérée et transformée sur de nombreux médiums», explique Marc Atallah. En 1977, l’illustrateur suisse H. R. Giger a publié son premier portfolio : le Necronomicon. Il porte le titre d’un grimoire maudit, riche de noirs secrets, inventé par HPL. L’année suivante, le père d’Alien assure la couverture d’un numéro hors-série de la revue Métal Hurlant, centré sur l’écrivain de Providence.
La culture populaire ne tarde pas à s’emparer de ce dernier. En musique, avec Iron Maiden et Metallica, ou des groupes de metal entièrement dédiés comme The Great Old Ones. Dans le monde ludique, avec plusieurs jeux de plateau et de rôle. Sorti en français en 1984, L’Appel de Cthulhu devint aussi populaire que Donjons & Dragons. Le séminaire de Lettres prévoit d’ailleurs une initiation au jeu de rôle, tout comme une intervention de John Howe, célèbre illustrateur du Seigneur des anneaux et grand amateur de Lovecraft, qui gravite pourtant fort loin de Tolkien.
Mais le succès posthume ne s’arrête pas là : le jeu vidéo Alone in the Dark, tout comme l’asile d’Arkham de Batman, constituent des références directes à HPL. Une bande dessinée d’Alan Moore figure parmi le corpus de textes à lire pour le séminaire. Consécration suprême, le natif de Providence apparaît dans les Simpsons, aux côtés de son modèle Edgar Poe. De nos jours, son influence est totalement assumée par les auteurs de la série Stranger Things. De tels exemples peuvent être multipliés à loisir.
Si Marc Atallah s’attend à voir un public de connaisseurs lors de son séminaire, il espère également «que des personnes qui ne le connaissent pas du tout y assistent. La construction de ses fictions, son style, ainsi que le destin de son œuvre et ses déclinaisons jusqu’à aujourd’hui sont intéressantes à étudier.» Une manière de sortir de la fascination exercée par Lovecraft.