Sommes-nous tous des extrémistes en puissance ? A certaines conditions oui. Spécialiste de la radicalisation, le sociologue français Gérald Bronner donne le 31 mai une conférence à l’invitation de ses collègues de l’Institut des sciences sociales.
Professeur à l’Université de Paris-Diderot, Gérald Bronner intervient dans le cadre du centre français parrainé par le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, qui dépend du premier ministre et du ministre de l’intérieur. D’autres initiatives existent, parfois soutenues par des pouvoirs locaux, dans les prisons par exemple. Mais que ce soit en France, au Danemark ou en Angleterre, les résultats sont minimes. Gérald Bronner tente une approche à la fois modeste et prometteuse basée sur la prise de distance. Dans son livre « La pensée extrême » (PUF), il évoque les geôliers chinois retournant des prisonniers de guerre américains non par la violence mais en stimulant, par des questions politiques, leur esprit critique envers le gouvernement américain durant la guerre de Corée. Car en effet, tout n’est pas parfait aux Etats-Unis…
Viser l’auto-déradicalisation
Tout ne serait donc pas parfait dans l’univers du djihad ? « Il n’est pas possible de retirer une croyance d’un cerveau », résume Gérald Bronner. Mais on peut y laisser filtrer un peu de lumière, autrement dit « faire décroître le degré d’adhésion à la croyance », développer « le système immunitaire intellectuel de la personne afin qu’elle revienne elle-même sur son parcours et sur le type de raisonnement qui a pu l’égarer ». Il s’agit d’enclencher un processus d’auto-déradicalisation.
En bon laïque, Gérald Bronner estime que la croyance est un « problème intime » qui regarde le croyant lui-même tant que celui-ci ne produit pas de la violence. Or, pour s’abandonner à la violence, pour tout sacrifier (sa vie, sa famille, voire ses valeurs morales en tuant autrui), il faut être arrivé « très haut sur l’escalier de la radicalité ». Nous sommes tous peu ou prou des croyants, rappelle-t-il, certains en matière religieuse, d’autres dans la sphère idéologique, politique, ou dans la radicalité artistique qui les isole d’une grande partie du public, d’autres encore dans diverses passions collectionneuses parfois fort coûteuses. On peut tout sacrifier à son amour pour Johnny, pour Marilyn Monroe, pour le shopping… ou le paradis d’Allah. Ce qui rend la radicalisation islamiste insupportable pour la société est évidemment qu’elle représente aujourd’hui une menace physique. Cette forme d’extrémisme nous indigne davantage que d’autres sacrifices qui impliquent pourtant aussi une « adhésion inconditionnelle » à une valeur qui surpasse tout le reste, mais sans cette dimension « sociopathique » qui brise le lien social dans le rejet d’un mode de vie, voire la haine, parfois jusqu’à l’effusion de sang.
Etre pris dans un torrent d’amour
Ce n’est pas de la folie car ces passions sont investies petit à petit et confèrent aux personnes de l’importance dans un groupe. Un apprenti djihadiste peut s’appuyer sur un récit collectif qui dénonce par exemple le « postcolonialisme », des bombardements au loin ou des inégalités sociales toutes proches, autrement dit des narrations qui peuvent faire sens. On se prend au jeu d’une logique qui mêle le réel et la fantasmagorie avec des relents de complotisme (dans le cas de la radicalisation islamiste, l’islam est perçu comme la victime de la perversité occidentale). Si d’autres classes d’âge peuvent être touchées, l’adolescence est ce moment délicat de construction de l’identité et de doute concernant l’avenir. Comme dans toute secte, le jeune est accueilli par un torrent d’amour (la phase de « love bombing ») qui va flatter cette pente naturelle en l’être humain qui est d’auto-complaisance (le mal vient des autres, je suis incompris, je n’ai pas de chance).
Croire qu’il n’y a pas de hasard
Un autre biais cognitif est celui de « l’agentivité », sur lequel on peut aussi travailler : c’est la tendance humaine à voir des intentions là où il n’y en n’a pas. Le sociologue cite par exemple M. Tout-le-monde qui tape sur une machine en panne. En matière religieuse, il est fréquent de sentir une présence, ou de penser que quelqu’un nous parle. « Ça va de pair avec l’hypothèse d’un dieu omniscient qui nous regarde et qui sait tout », glisse le sociologue. Une personne verra un signe divin dans telle occurrence de sa vie, par exemple. De là à croire qu’il n’y a pas de hasard, que Dieu nous a choisi, voire que c’est la main divine qui tue à travers la nôtre, il y a ce que le spécialiste appelle « la dérégulation de la perception du hasard sous l’effet de la radicalisation ».
A l’entendre, à le lire, il y a quand même de quoi s’inquiéter devant la montée de la « crédulité collective ». Alors qu’on aurait pu espérer davantage de rationalité, d’information, d’éducation, le monde actuel s’adonne aux fausses nouvelles et aux théories du complot. Par exemple, se demande le sociologue, pourquoi toujours plus de méfiance envers les vaccins ?
Invariants anthropologiques
Sollicité aujourd’hui en Suisse, demain au Canada, aux Etats-Unis ou en Italie, Gérald Bronner est consulté par de nombreux collègues mieux informés que lui au sujet de l’islam mais qui ont besoin d’une « approche fondée sur une modélisation cognitive ». Il parvient ainsi à réconcilier ceux qui parlent d’une islamisation caractérisant la radicalité d’une époque et ceux qui nous alertent depuis des années sur une radicalisation de l’islam. « On observe les deux », souligne le sociologue. Invité à l’UNIL par Laurence Kaufmann et Fabrice Clément, il se reconnaît dans une sociologie qui explique des phénomènes sociaux en utilisant la méthode scientifique. Si un facteur d’ordre biologique intervient, il faut le prendre en compte. « Par exemple, si on ne mange pas toutes les heures, il y a une raison à cela. Un phénomène social ne s’explique pas uniquement par le social, il y a des invariants anthropologiques qui s’hybrident avec des variables culturelles », conclut-il.
Conférence du professeur Gérald Bronner sur « La pensée extrême », salle 2224, 17h15, Géopolis – mercredi 31 mai 2017.