Suite au résultat de la votation du 12 février sur le projet de réforme de l’imposition des entreprises (RIE III), le Professeur Robert Danon, co-directeur du Centre de politique fiscale des facultés des HEC et de droit, des sciences criminelles et d'administration publique de l’Université de Lausanne, explique sa vision quant aux enjeux actuels pour la Suisse et aux actions à entreprendre en priorité.
Pourriez-vous nous rappeler les objectifs de cette réforme ?
Le but de cette réforme est tout d’abord de supprimer les statuts fiscaux privilégiés qui sont contestés par l’OCDE et l’Union européenne, et que la Suisse s’est engagée à abolir. Dans cette perspective, la réforme comporte des compensations financières en faveur des cantons afin notamment de leur permettre d’abaisser leur taux général d’imposition du bénéfice et, ce faisant, d’imposer toutes les entreprises de la même manière. Enfin, et c’est ce qui explique le «non» dimanche dernier, la réforme prévoit une série d’allégements fiscaux. Or, si ces allégements sont internationalement acceptés, ces mesures - ou à tout le moins certaines d’entre elles – furent perçues comme susceptibles d’engendrer des pertes de recettes fiscales trop importantes, lesquelles, de l’avis des référendaires, auraient, en définitive, été répercutées sur la population.
Quels sont, selon vous, les enseignements à tirer de ces votations pour construire un nouveau projet de réforme fiscale en Suisse ?
Il y en a plusieurs. Avant toute chose, il est important de faire passer à l’opinion publique un message de politique fiscale clair avant de débattre du bien-fondé de mesures techniques.
Quel est ce message alors ?
Durant la campagne, on a beaucoup insisté sur la nécessité d’accepter cette réforme en raison du risque de délocalisation des entreprises internationales et avec elles de nombreux emplois. Certes, ce risque est bien réel, la concurrence internationale très vive et cette réforme est nécessaire de ce point de vue. Cela dit, la RIE III, c’est aussi une réforme en faveur de l’innovation, de la recherche et du développement (R&D) réalisés en Suisse et qui est d’intérêt général pour notre pays. Les mesures prévues par le projet, qui sont ouvertes à toutes les entreprises aux mêmes conditions, indépendamment de leur forme juridique et de leur taille (grandes entreprises, PME, raisons individuelles), sont destinées à réduire le coût de l’investissement dans la recherche et le développement en Suisse en comparaison internationale. Certes, on peut discuter de l’intensité de ce soutien à la R&D mais un tel soutien est fondamental pour la Suisse et doit à mon sens être maintenu. Je trouve que cette politique en faveur de l’innovation n’a pas assez été mise en avant durant la campagne ou, à tout le moins, ne fut pas comprise.
Quelle est la priorité aujourd’hui ?
Il faut se remettre au travail au plus vite dans l’intérêt de notre pays et afin de pouvoir garantir la sécurité juridique aux entreprises en comparaison internationale. En effet, à l’heure où de nombreux Etats européens mettent en place des réformes identiques, il est essentiel qu’une entreprise considérant la Suisse comme lieu d’implantation de ses activités connaisse le régime fiscal qui lui sera appliqué à l’avenir. Le statu quo n’est pas tenable pour les cantons. Ceux-ci doivent pouvoir se positionner et l’absence de réforme pourrait conduire à une concurrence fiscale très intense entre les cantons qui disposent déjà d’un taux d’imposition modéré et ceux qui attendaient la réforme pour abaisser leur taux d’imposition.
Quelle stratégie recommandez-vous ?
Concernant le contenu du projet, il convient à mon avis de revenir au projet présenté par le Conseil fédéral en juin 2015. Il faut donc renoncer à la déduction des intérêts notionnels (« NID ») qui fut introduite dans le cadre des débats parlementaires, qui est considérée comme trop coûteuse et qui n’est pas indispensable. Ensuite, si l’on souhaite réellement encourager l’innovation en Suisse, il faut maintenir la possibilité pour les cantons de prévoir une déduction supérieure à 100% en faveur des frais R&D. Comme le montrent en effet plusieurs études, cette mesure est par définition l’allégement classique pour encourager l’activité de R&D. Je rappelle en outre que cette déduction est bien ciblée puisqu’elle est limitée à l’activité de R&D déployée en Suisse. Si l’on devait y renoncer l’on pénaliserait l’activité R&D exercée dans notre pays en comparaison internationale, ce qui serait absurde. En effet, la majorité des Etats connaissent des allégements analogues. Par exemple au sein de l’Union européenne, le projet d’assiette fiscale commune prévoit une déduction oscillant entre 125% et 200%. Pour éviter des débordements, il faut toutefois prévoir une définition claire, harmonisée et cohérente des frais de R&D qui pourront bénéficier de cette mesure. Quant au patent box, qui prévoit une imposition préférentielle des droits de la propriété intellectuelle, l’on peut certes discuter du champ de la mesure et de son intensité. Mais il faut, là aussi, garder à l’esprit que les normes internationales ont considérablement resserré la portée du patent box puisque celui-ci ne serait applicable qu’au revenu provenant d’une activité de R&D exercée en Suisse. Finalement, pour maîtriser les recettes fiscales, il faut maintenir dans la loi le correctif permettant d’éviter que les entreprises puissent successivement cumuler ces deux incitations dans le temps.
Pour le reste, les mesures dites de systématique fiscale prévues par la réforme (par exemple la possibilité pour les entreprises de ne pas être imposées sur la valeur qu’elles ont créée avant d’arriver en Suisse) doivent être maintenues et ne sont d’ailleurs pas contestées.
Quelles conséquences aura selon vous le refus de la RIE III sur les instances internationales ?
Sur ce point, il faut être clair vis-à-vis des instances internationales, notamment de l’Union européenne. La Suisse, il est vrai, a pris l’engagement vis-à-vis de l’UE de supprimer ses régimes fiscaux dans une déclaration commune d’octobre 2014. Cela étant, l’Union européenne ne saurait interpréter le résultat du vote de dimanche dernier comme une remise en cause de cet engagement. Ces régimes seront de toute manière abolis et ceci n’est remis en cause par personne en Suisse. Le débat porte actuellement uniquement sur le contenu des autres mesures de la réforme et j’espère que nous parviendrons à tenir le calendrier du 1er janvier 2019.
En conséquence, la possibilité évoquée dans les médias, de faire figurer la Suisse sur une liste noire serait à mon sens totalement injustifié et contraire à l’esprit de l’accord d’octobre 2014.