La Fondation Bill et Melinda Gates a octroyé un financement de 2,5 millions de dollars à une recherche dirigée par Valérie D'Acremont, PD & MERclin à la FBM et médecin adjointe au Centre de vaccination et médecine des voyages de la Policlinique médicale universitaire (PMU) de Lausanne. Interview.
Quel est le but de votre étude?
A long terme, il s’agit de fournir un instrument diagnostic à des autorités politiques et sanitaires, afin qu’elles puissent surveiller l’apparition et l’évolution des infections qui causent des épisodes aigus de fièvre. En cas de la survenue d’une épidémie, cela permettrait d’agir rapidement et largement, afin d’enrayer la propagation de la maladie, par exemple en organisant une campagne de vaccination.
Dans les pays du Sud, comme la Tanzanie, où nous travaillons depuis des années et où nous avons collecté des échantillons de sang de nombreux patients fébriles consultant en ambulatoire, nous avons pu identifier les maladies qui affectent la région et même détecter une épidémie de dengue à son tout début. Il peut s’agir d’une infection que l’on connaît déjà, comme la malaria, dont les cas exploseraient soudain à la suite de fortes pluies. Mais il peut également s’agir de virus qui n’avaient pas encore touché le pays (ou plus depuis longtemps), comme cela s’est passé avec Ebola et Zika.
Vous cherchez donc à créer un nouvel outil de prévention?
Nous voulons créer une plateforme diagnostique pour assurer une surveillance continue des infections fébriles aigües. Mais ce que nous découvrirons sera aussi très utile pour améliorer la prise en charge des personnes. Car nous avons des données très précises pour chacune des personnes malades étudiées. Nous savons dans quel état elles se sont présentés, si elles ont guéri et en combien de temps, si elles ont été hospitalisées, si elles sont mortes... La PMU a été pionnière dans la création et le recours à des algorithmes destinés à épauler la ou le médecin dans la prise de décision clinique en fonction de certains symptômes. Cette recherche nous permettra d’affiner encore ces algorithmes, en insérant de nouvelles branches décisionnelles.
Qu’entendez-vous par «plateforme diagnostique»?
Il s’agit d’un outil très puissant qui combine plusieurs techniques afin de détecter une grande quantité de pathogènes différents d’un seul coup. Après avoir détecté ces organismes, les chercheurs interrogent des bases de données mondiales qui contiennent des informations sur toutes les infections connues chez les vertébrés, en particulier chez les humains. Ce genre d’outil permet aussi de découvrir potentiellement un pathogène qui n’a encore jamais été décrit. Si cela arrivait, cela conduirait bien sûr à de nouvelles investigations, très approfondies, afin d’éviter d’être induits en erreur par ce que nous appelons le bruit de fond, c’est–à-dire les signaux émis par des pathogènes naturellement présents dans notre corps et qui ne sont pas à l’origine de l’épisode fébrile.
2,5 millions, c’est beaucoup. Pourquoi un tel montant?
Cela s’explique notamment par le fait que nous utilisons des technologies très modernes et très chères appelées le séquençage de nouvelle génération, ou à haut débit.
Qu’est-ce qui a convaincu la Fondation Gates?
Le fait que nous avons publié une étude approfondie sur les causes de la fièvre chez les enfants, parue en 2014 dans le New England Journal of Medicine. Et le fait que nous possédions d’importantes bases de données et de sang, grâce à une relation de confiance construite pendant des années avec les autorités politiques et sanitaires de Tanzanie.
Ce qui a sans doute aussi joué en notre faveur, c’est que les échantillons de sang que nous avons prélevés proviennent de patients de tous les jours, qui consultent pour un «petit problème de santé pas trop grave» et non pas de patients sévèrement malades. La recherche est rarement pratiquée dans des policliniques ou chez des médecins généralistes, car elle se fait plutôt avec des patients soignés dans des hôpitaux pour des maladies graves, qui représentent la pointe de l’iceberg. Cette situation peut biaiser l’appréciation des chercheurs et leur interprétation des résultats, avec le risque de les appliquer tels quels dans le cadre d’une consultation de de premier recours. Notre particularité est d’avoir des biobanques solides provenant de patients qui forment la grande masse des personnes qui consultent le système de santé et nous donnent une bien meilleure idée des infections qui circulent dans la communauté.
La force de votre étude est donc de coller aux réalités du «terrain»?
Exactement: avec cette étude, nous voulons comprendre ce qui rend les gens malades à un stade précoce de la maladie. Pour faire de la prévention on ne peut pas s’occuper uniquement des cas hospitalisés et des maladies rares. Les pays du Sud mettent beaucoup d’énergie dans la prévention, car ils savent que lutter contre une épidémie ou hospitaliser des gens coûte très cher, aussi bien sur le plan financier que humain. D’où l’importance d’essayer de détecter et de traiter les maladies avant qu’elles ne se propagent. C’est ce qu’on appelle «surveillance as an intervention». En Suisse, nous avons le système Sentinella pour la surveillance de la grippe ou la déclaration obligatoire par les médecins et laboratoires de certaines maladies telle que la rougeole. Mais cette surveillance fait rarement l’affaire d’une intervention de prévention majeure.
Votre recherche sert-elle aussi les patients suisses?
De nos jours, lorsqu’une épidémie démarre dans un des pays du Sud, cela a forcément un impact en Europe. Dans notre monde globalisé, les échanges sont constants. D’ailleurs, les Suisses sont de très grands voyageurs. Ces derniers risquent d’attraper la maladie au cours de leurs déplacements et de l’importer mais aussi de l’exporter. C’est ce que nous avons constaté avec les virus de la grippe ou du Zika: les épidémies finissent par arriver dans nos pays d’une façon ou d’une autre. Nous ne devrions pas nous croire à l’abri de ce qui se passe ailleurs dans le monde. En mettant en place une surveillance des infections dans les pays où les épidémies démarrent et se propagent facilement – à cause par exemple d’une plus grande densité de population – nous œuvrons aussi pour nous!