Cette recherche, financée par le Fonds National Suisse (FNS) et menée à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (ISSUL) par le professeur Nicolas Bancel, le chercheur senior FNS Thomas Riot et les doctorantes Herrade Boistelle et Claire Nicolas (ISSUL), s’intéresse aux dimensions corporelles – et plus largement culturelles – des décolonisations africaines.
Thomas Riot décrit le projet et partage sa récente recherche de terrain en Ouganda.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste votre projet ?
Le programme de recherche FNS que nous menons au sein de l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (du 1er juillet 2014 au 31 décembre 2017) nous conduit à mener des recherches au Rwanda, en Ouganda, au Ghana et en Côte d’Ivoire. Dans plusieurs régions et selon des configurations sociales, historiques et politiques plus ou moins différentes, il explore les dimensions corporelles et culturelles (physiques, sportives, éducatives et guerrières) des décolonisations de ces territoires, et cherche à comprendre les dynamiques postcoloniales de leurs appropriations plus contemporaines.
Que tentez-vous de démontrer ?
Notre hypothèse est que les pratiquants autochtones, appartenant dans un premier temps à des fractions proches de l’économie moderne coloniale (bureaucratie et secteur privé monétarisé), vont constituer l’avant-garde des mouvements politiques anticoloniaux, tout en se rapprochant culturellement du dominant par l’usage de ces pratiques corporelles. Ce double processus pourrait éclairer la trajectoire des états postcoloniaux, fondés pour la plupart sur une rhétorique politique anticoloniale tout en poursuivant, dans une forme de concurrence mimétique avec l’ancienne métropole, les projets sociaux, économiques et culturels engagés durant la période coloniale.
Nous avons mené plusieurs terrains de recherche (de quelques semaines à trois mois, en Afrique comme en Europe), cumulant une centaine d’entretiens, des milliers d’archives et de documents imprimés. Ces données nous permettent d’observer les dynamiques propres à chaque pays, ainsi que de poursuivre un travail comparatif qui permet, par exemple, d’observer la contribution spécifique des institutions (armée, écoles, mouvements de jeunesse, organisations politico-culturelles, etc), de même que les trajectoires individuelles et collectives des pratiquants (footballeurs, boxeurs, combattants, écoliers, athlètes, etc).
Vous avez récemment entrepris de récolter des données lors d’une mission en Ouganda. Quels résultats avez-vous ramené ?
Lors d’un récent séjour de recherche en Ouganda, nous avons parcouru deux régions du pays (le Buganda et le Toro). Herrade Boistelle a pris contact avec d’anciens écoliers, sportifs et militaires, ainsi qu’avec plusieurs universités et associations concernées par la recherche. Elle a ramené dans ses bagages une trentaine de bandes sonores, pour un total d’une cinquantaine d’heures d’entretiens, ainsi qu’environ dix milles pages d’archives (journaux, archives des organisations sportives, archives des écoles) qui constitueront une large part des données de sa thèse. Ces données lui ont permis de préciser ses thèmes de recherche autour de trois axes : la place des activités physiques dans les écoles de formation des élites ougandaises ; le rôle joué par des organisations sportives dans la diffusion des cultures sportives d’origine britannique ; la place des pratiques physiques dans la formation des soldats ougandais au sein de l’armée coloniale.
Au cours du même séjour, j’ai de mon côté procédé à des observations au sein de différents espaces de pratique de la musculation, du golf ou encore du football. Celles-ci permettent en effet de confronter les données (post)coloniales aux expériences contemporaines, donnant lieu à de nombreuses continuités dans la forme des activités et le parcours des pratiquants. Les techniques et sociabilités de la musculation, par exemple, renvoient à une longue présence indienne en Ouganda, population qui joint les marques de sa vigueur physique à son émulation économique (tenant une large part des sociétés de consommation et de service les plus lucratives). J’ai enfin mené des recherches touchant les corps de la diaspora rwandaise en Ouganda, interrogeant des militaires engagés dans les missions menées par l’ONU en République démocratique du Congo et au Sud-Soudan. Quelques mois plus tôt, les terrains réalisés au Ghana et en Côte d’Ivoire par Claire Nicolas nous ont permis d’aborder la dynamique des frontières culturelles et politiques – poreuses – de ces deux territoires.
Le projet se clôture en décembre 2017. Quelles sont encore les étapes de recherche que vous aimeriez mener ?
Le programme a pour le moment donné lieu à une dizaine d’articles scientifiques, un ouvrage et deux dossiers de revues spécialisées. Dans les mois à venir, nous programmons de réaliser des terrains complémentaires à Londres (aux archives de Kew) et encore en Belgique afin de réaliser des recherches auprès des diasporas africaines de Bruxelles. Après cela, il s’agira d’avancer sur le travail de comparaison, qui doit – à terme – nous permettre d’avancer des hypothèses à l’échelle de plusieurs territoires. Enfin, un colloque international est prévu dans le courant de l’automne 2017, afin de réunir des chercheurs de divers horizons travaillant sur les aspects culturels des décolonisations dans le monde. Ce colloque organisé à l’UNIL ouvrira les perspectives sur d’autres aires (Asie du sud-est, Amériques) et fera intervenir des historiens, des politistes, des sociologues et des anthropologues spécialistes des pratiques d’exercice corporel.