Utilisée surtout par les étudiants débutants à l’UNIL, l’application Jodel permet de poster des messages, anonymement, depuis un smartphone. Au programme : vie quotidienne, transports, commentaires sur les cours, aphorismes et drague. En complément de l’article paru dans L’uniscope 619 (novembre 2016), voici un entretien avec Olivier Glassey, maître d’enseignement et de recherche au STS Lab - Laboratoire d'étude des sciences et des techniques (SSP).
Utilisez-vous Jodel ?
Oui, je m’intéresse à Jodel, suite à des échanges avec des assistants et des enseignants de l’UNIL. Quand une application est utilisée à une large échelle, comme celle-ci, des bruissements en sortent dans le monde réel.
Qu’est-ce qui en fait le succès ?
Elle combine plusieurs éléments qui existent depuis longtemps. La géolocalisation, la discussion instantanée, une possibilité de voter pour donner – ou non – de la visibilité aux messages, la volatilité et l’anonymat.
Ce dernier point est central...
... alors que Facebook devient de plus en plus un système d’identification. Cette usine à gaz, connectée à beaucoup d’autres services, plaît de moins en moins. Jodel, au contraire, ne vous demande pas de créer un compte. Vous pouvez entrer et sortir de l’application à volonté. Cette ergonomie épurée donne à son usage une impression de légèreté et d’immédiateté. La plateforme repose essentiellement sur une promesse d’anonymat public: la possibilité de publier des informations qui préserve le souhait de leurs auteurs que l’on ne puisse pas les faire remonter à eux. Le mélange de mesure de la popularité grâce aux votes et de l’anonymat n’a rien de révolutionnaire, mais il est intéressant sous cette forme minimaliste et localisée.
Olivier Glassey, maître d’enseignement et de recherche au STS Lab - Laboratoire d'étude des sciences et des techniques (SSP). Photo Félix Imhof © UNIL
La question de l’anonymat, sur le web, n’est pas nouvelle.
Elle se pose en effet depuis longtemps. La communauté virtuelle The Well, lancée en 1985, a popularisé le motto « You Own Your Own Words ». Le rapport entre l’identité d’une personne et les traces numériques qu’elle laisse dans un système d’échanges a toujours alimenté un débat. Ne pas créer de liens entre vos propos et vous-même constitue une forme de liberté qui a souvent été revendiquée, notamment face aux Etats ou aux institutions. Mais dans les pratiques, sur le long terme, cette promesse de non-traçabilité a toujours été trahie par la technologie. Aujourd’hui, Jodel incarne encore cet espoir un peu fou et illusoire qu’il existe un « ailleurs » où l’on peut s’exprimer sans en assumer les conséquences. C’est un sentiment paradoxal, car une longue liste de règlementations est visible sur le site de l’application. Leurs principes permettent ainsi de bannir des utilisateurs qui enfreignent les règles relatives au harcèlement, au racisme ou à la violence.
Sur Jodel, certains étudiants s’étonnent que des « vieux » utilisent cette application. Que pensez-vous de cette idée?
Il leur est difficile de penser qu’ils ne sont pas les utilisateurs exclusifs de Jodel, car ils sont les premiers à s’en être emparés. Un retournement est en train de se produire: les observateurs sont scrutés à leur tour. Il est arrivé la même chose avec Facebook. D’un lieu dans lequel nous étions « entre amis », cet espace est devenu public et ouvert. La visibilité de ce que l’on dit, que l’on espère éphémère et anonyme, n’a plus le même statut.
Vos collègues savent-ils ce que les étudiants disent d’eux ?
Certains d’entre eux demandent à d’autres personnes de regarder à leur place, car ils n’osent pas le faire. Nous n’avons pas l’habitude que des reflets de nous-mêmes soient jetés en pâture à un collectif d’étudiants, avec lesquels nous créons un lien dans le monde réel. Comment ensuite se positionner par rapport aux messages, qu’ils soient positifs ou négatifs ? D’autre part, nous supposons que les auteurs des posts assistent au cours, mais ils peuvent très bien ne jamais y mettre les pieds et simplement chercher à se défouler.
Faut-il que l’UNIL signale aux enseignants que l’on parle d’eux ?
C’est une vraie question. Ai-je envie de connaître ce qu’on dit de moi sur Jodel ? Pourquoi devrais-je m’infliger la lecture des propos qui participent souvent de la virulence gratuite des échanges numériques anonymes ? A titre personnel, je préfère l’imaginer que de le savoir vraiment, car je crains que cela change mon rapport à mes étudiants, à cause de quelques commentaires violents qui ont reçu 10 upvotes. Cela ne se limite d’ailleurs pas aux messages négatifs. Ainsi, écrire que tel professeur est beau peut être vécu comme du harcèlement et le mettre mal à l’aise. Il convient de souligner que cette manière de se protéger à titre personnel n’enlève rien à la gravité de ce qui est parfois publié sur Jodel.
L’UNIL propose des outils d’évaluation à destination des étudiants, comme les EEE (http://www.unil.ch/cse/home/menuinst/evaluation.html).
Ces outils pédagogiques sont standardisés et passent par la médiation du Centre de soutien à l’enseignement, rattaché à la direction. Les enseignants ne prennent pas les commentaires des étudiants « bruts de décoffrage ». C’est une démarche qui se veut constructive alors que Jodel n’est pas du tout utilisé dans cette optique !
Cette application pose un problème d’échelle...
Les bruits de couloir ont toujours existé. Mais ce qui se disait à un coin de table de la cafétéria, comme « je ne supporte plus tel prof», acquiert ici une consistance et une visibilité. Des centaines de personnes voient ces messages. Depuis le centre de Lausanne, vous pouvez vous tenir au courant de ce qui se dit à l’UNIL.
Le système de vote, qui permet de faire remonter les messages populaires et de faire disparaître les autres, a son importance dans le style des publications...
Dans ce contexte d’économie de l’attention, l’enjeu consiste à susciter des réactions, pour décrocher des votes et des commentaires. Pour les auteurs, la question est : « comment faire exister mon message anonyme parmi des milliers d’autres ? » Or, à moins d’être un humoriste-né ou d’être très créatif, la ressource facile pour attirer un plébiscite réside dans l’exagération, la caricature, la violence des propos.
De manière tout à fait inattendue, Jodel devient un système de contrôle. Le cas d’une étudiante qui n’ose plus sortir du cours de peur de faire l’objet de commentaires nous a été rapporté. Une personne qui transporte un sac d’une couleur vive fait l’objet d’un running gag.
Le rapport que les étudiants entretiennent avec leurs enseignants au travers de Jodel s’applique aussi entre eux. Il est étonnant de constater à quel point cet outil est normatif. Il procure l’illusion de la liberté et de l’anonymat, mais en réalité, il distille aussi l’idée qu’il vaut mieux ne pas sortir du lot. Si vous êtes original, dans votre tenue ou votre comportement, une meute invisible peut vous stigmatiser. Cette la plateforme organise une forte asymétrie entre un groupe d’anonymes et des individus. De facto, elle inhibe les possibilités de dialogue. Pour les personnes ciblées il s’avère impossible de discuter avec un tel collectif sans visage dont la composition évolue en permanence. Dans de telles conditions l’« entre-nous » éphémère créé par les utilisateurs de Jodel s’apparente aussi souvent à une forme de lâcheté.
Que faire quand on constate du harcèlement ou du bashing sur Jodel ?
Jodel pose pour l’ensemble de ses utilisateurs une question cruciale qui est au cœur de nos pratiques sociales numériques : qu’est-ce que cela signifie d’être témoin de propos déplacés et surtout à quel moment en devient-on complice, par notre silence.
Le premier réflexe consiste souvent à signaler les propos inappropriés aux opérateurs de la plateforme (mais la réactivité n’est pas toujours garantie). Pour les choses plus graves et systématiques une personne « présente » peut rapporter ces propos à l’enseignant ou à l’étudiant concerné. Elle fournit alors à la victime le moyen de répondre par d’autres canaux.
Cela peut sembler assez évident mais dans la pratique les frontières de ce qui doit être rapporté ne sont pas toujours reconnues. Parfois encore, les témoins de propos graves hésitent à les dénoncer car ils ont l’impression de trahir le groupe.
Certains utilisateurs de Jodel estime que les personnes qui rédigent des messages sexistes, par exemple, ne se rendent pas compte que ce qu’elles font...
Les utilisateurs savent que les propos tenus sur Jodel, ici et maintenant, vont disparaitre, ce qui déresponsabilise. Quelques jours plus tard, peu de personnes se souviennent de ce qu’elles ont écrit. Cela peut représenter un choc si elles sont confrontées à des captures d’écran ! Il faut peut-être s’appeler Donald Trump pour assumer totalement quand on se « lâche »...
... C’est à dire ?
Le président élu a bien compris la temporalité des médias sociaux. Affirmer quelque chose avec conviction à un certain moment, puis le contraire à quelques heures d’intervalle, demande beaucoup d’assurance et surtout une belle dose d’arrogance. Ce n’est pas donné à tout le monde de se sentir responsable de ce que l’on déclare, juste le temps de la durée de vie d’un tweet. Avant de passer à autre chose. Cette impunité ne fonctionne pas à l’échelle des proximités que propose Jodel. Dans ce cas, même avec le masque illusoire de l’anonymat, vous restez responsables de vos propos.
Pour en revenir à Jodel : un article sur cette application dans l’uniscope, l’un des médias officiels de l’UNIL, tue un peu le fun...
L’article suscitera de la curiosité, ce qui provoquera peut-être un désintérêt des utilisateurs, qui constatent que leurs parents ou que les institutions s’y plongent. Même si Jodel participe de la vie du campus et si on y trouve aussi souvent de l’humour ce n’est plus un « ailleurs » ou un Far West, et les propos qui s’y tiennent peuvent avoir des conséquences.