Les visiteurs de la cathédrale de Lausanne sont accueillis par le portail Montfalcon, de style gothique flamboyant. Nettoyé l’année passée, cet ouvrage du XVIe siècle a été entièrement reconstruit au tournant du XXe. Son histoire fait l’objet d’une exposition à l’Espace Arlaud, dès le 1er septembre.
Impossible de le manquer lorsque l’on parvient à la cathédrale de Lausanne par les Escaliers du Marché, dont les marches de bois craquent sous les pas. Débarrassé récemment des salissures qui l’assombrissaient, le portail Montfalcon paraît presque neuf. Taillés dans un calcaire clair, des prophètes, des saints, des scènes de la Bible, des animaux, des anges et des décorations délicates escaladent la façade sur près de 20 mètres.
Son style gothique flamboyant «fait imaginer à certains visiteurs que ce portail date du Moyen Age, remarque Claire Huguenin, conservatrice au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire (MCAH) et historienne rattaché au chantier de la cathédrale. Même si son iconographie se base sur une construction du début du XVIe siècle, cette oeuvre a été totalement refaite entre 1892 et 1909, sous la direction du sculpteur vaudois Raphaël Lugeon.»
Une exposition et un colloque
Du 1er septembre au 12 novembre, à l’Espace Arlaud (Lausanne) et sous l’égide du MCAH, l’exposition Déclinaisons gothiques éclaire l’histoire du portail Montfalcon, de sa construction à sa reconstruction. Pourquoi proposer un tel évènement, qui implique plusieurs chercheurs de l'UNIL ? D’abord, parce que le monument a été nettoyé. Cette opération a permis une campagne photographique, liée à une autre exposition mise sur pied par l’Eglise évangélique réformée. Ensuite, les 31 août et 1er septembre, l’UNIL organise un colloque centré sur le commanditaire de l’ouvrage, l’évêque Aymon de Montfalcon (1443-1517).
Enfin, «l’inventaire du millier de moulages en plâtre réalisés par Raphaël Lugeon et ses ouvriers est désormais terminé», ajoute Claire Huguenin, commissaire de Déclinaisons gothiques. Ces objets, essentiellement des copies des éléments sculptés mais aussi des reconstitutions et des moulages pour des créations, sont conservés au dépôt lapidaire de la cathédrale. Le public découvrira certains d’entre eux à l’Espace Arlaud.
La marque de Montfalcon
Le portail tire son nom de l’homme qui l’a voulu, Aymon de Montfalcon. Ce prélat, poète et diplomate, fit réaménager la partie ouest de la cathédrale de manière spectaculaire, notamment en condamnant la «Grande travée», soit la route qui traversait alors l’édifice religieux, entre les tours et la nef (voir le plan ci-dessus). L’évêque installa une chapelle dans la Tour Nord, dans laquelle se trouvent «ses» stalles en bois, de grande qualité. Il y fut enseveli en août 1517 (son monument funéraire a disparu).
Décidée vers 1499, la construction du portail, de style gothique flamboyant donc, prit tellement de retard que son commanditaire ne put jamais l’admirer autrement qu’en chantier. Les travaux furent interrompus en 1536, à la Réforme.
Ensuite, tempus fugit, les éléments n’épargnèrent pas la cathédrale, composée de molasse. Entre 1768 et 1774, à la demande des autorités bernoises, une campagne de réfection de l’extérieur de l’édifice fut menée «de manière énergique et efficace par le colonel et intendant des bâtiments Johannes Bernhard von Sinner, explique Claire Huguenin. Le lieu de culte était alors en si triste état qu’il fut même question de le démolir pour le rebâtir à neuf !»
Comme l’atteste un dessin de l’époque, l’officier toucha au portail, bien décati. Par exemple, deux statues de la galerie haute furent déplacées pour des raisons esthétiques. De plus, «Sinner ajouta des pyramidions, soit des éléments architecturaux décoratifs en forme de pyramide, sur des socles vides autour de l’entrée.» Les prophètes que l’on peut admirer aujourd’hui à leur place firent leur apparition en 1909 seulement !
En 1889, le Comité de restauration de la cathédrale demande à Raphaël Lugeon de mouler les multiples éléments du portail: statues, scènes de la Bible, décorations architecturales et végétales, consoles, etc. Un travail de fourmi, que l’artiste a mené en partie dans son atelier, installé contre le Château Saint-Maire, soit à quelques centaines de mètres du chantier. Ainsi, le monument est démonté pièce par pièce, puis rebâti avec les éléments créés par le sculpteur. Après de nombreux tests, ce dernier a utilisé un matériau plus résistant que la molasse originale : le calcaire de Lens.
Des anges apparaissent
Petit à petit, sur la base de l’iconographie d’antan, c’est une recréation totale du portail qui voit le jour. Raphaël Lugeon ajoute huit anges musiciens ainsi qu’un saint Jean Baptiste dans les hauteurs (sans que personne ne proteste contre ces innovations). A partir d’autres éléments, parfois bien rongés par le temps, il se livre à des reconstitutions. L’artiste réalise huit prophètes, installés de part et d’autres des portes de bois de la cathédrale. Ce dernier possède «une bonne culture artistique et historique, explique Claire Huguenin. Il a par exemple mené des recherches sur les habits et les coiffures du XVe siècle.»
Conformément à une tradition de l’époque, il donne aux statues les visages de quelques personnalités proches. Par exemple, Eugène Viollet-le-Duc prête ses traits au roi David. Raphaël Lugeon se trouve tout à gauche, en Malachie.
Ainsi, dans sa matérialité, le portail du XVIe siècle a complètement disparu. Ses éléments sculptés sont partiellement placés au dépôt lapidaire. Mais grâce à ces derniers et aux moulages en plâtre exécutés au tournant du XXe siècle, le laboratoire d’humanités digitales de l’EPFL a recréé l’ouvrage original en 3 dimensions. Cette numérisation est présentée dans un film, visible en continu à l’Espace Arlaud.
Un portail peu important ?
Las ! Malgré les louanges (méritées) reçues pour son travail, la reconstruction du portail en elle-même est critiquée dès 1891 dans la presse. Certains se demandent s’il est vraiment utile de dépenser autant d’argent pour un monument considéré comme plutôt laid. Facteur aggravant pour quelques mentalités de l’époque: Aymon de Montfalcon a placé ses armoiries partout où il est intervenu dans l’architecture de la cathédrale. Il passe ainsi pour un prélat prétentieux, ce qui ajoute encore à la faible considération dans laquelle sa commande est tenue. Enfin, l’ouvrage du XVIe masque l’entrée de la cathédrale, qui date du XIIIe siècle. N’est-ce pas le moment de la dégager ?
La polémique s’enflamme et une pétition exige l’arrêt des travaux. Raphaël Lugeon, qui a présenté sa démission à deux reprises et se désintéresse progressivement de cet interminable chantier, est très affecté par la tourmente. Cette dernière se calme un peu en 1906 quand le Conseil d’Etat tranche en faveur de l’artiste.
La Vierge divise
Mais d’autres ennuis se profilent, au travers d’un document de 1887, certainement fait sur la base de croquis antérieurs dûs à l’architecte de la cathédrale Henri Assinare. Il s’agit à la fois d’un relevé de l’existant et de la visualisation du projet à venir. Une nouveauté apparaît entre les deux futures portes de bois de la cathédrale: un trumeau. C’est à dire un pilier destiné à accueillir, dans la niche prévue à cet effet, une statue... de Marie, puisque la cathédrale était à l’origine dédiée à la Vierge.
Malgré les avertissements émis quant à l’irruption de ce symbole éminemment catholique à l’entrée d’un lieu de culte cher aux protestants, un modèle est créé. Sa présentation en 1906 déclenche une tempête, au point que le Conseil d’Etat fait interdire l’objet. A ses frais, Raphaël Lugeon réalise ensuite une allégorie de l’Evangile surmontant l’hérésie, présentée dans le cadre de Déclinaisons gothiques. Mais l’affaire s’ensable. La statue ne sera déposée sur le socle ad hoc qu’une seule fois, le 1er avril 1975 : une boutade de l’architecte de la cathédrale d’alors, Pierre Margot. Un débat consacré à ce sujet toujours sensible est organisé le 13 septembre à 18h, sur place.
Bien illustré et d’un prix modique, le catalogue de l’exposition a été concocté par les historiens Claire Huguenin, Karina Queijo, Sabine Utz, Denis Decrausaz et Vincent Fontana. Accompagnée de la pasteure Jocelyne Müller, Karina Queijo propose des visites guidées à deux voix de l’exposition présentée dans la cathédrale, le 2 septembre et le 7 octobre à 11h ; des visites guidées de l’exposition à Arlaud sont prévues les jeudi 14 septembre, 5 octobre et 2 novembre à 12h. Une occasion de mieux se rendre compte de la qualité du travail de Raphaël Lugeon. Car, en filigrane, l’attention portée à l’ouvrage de Montfalcon cet automne met en lumière le talent du sculpteur, mort en 1943 et passablement oublié de nos jours.